Le massacre oublié d'Oran, quand l'indépendance de l'Algérie a viré au drame
En ce jeudi matin du 5 juillet 1962, le secteur de la Medina Jdida ("ville nouvelle") d’Oran vibre de joie. Des milliers de manifestants venus des quartiers périphériques, majoritairement musulmans, se rassemblent pour célébrer l’indépendance de l’Algérie. Ils marchent vers le centre-ville, où vivent encore une centaine de milliers d’Européens, dont une très grande part de Français. Au sein d’un cortège hétéroclite, des femmes dansent au rythme des tambourins, des adolescents défilent en uniforme de scout, des fellahs ("paysans") pieds nus circulent à dos de mulet, des hommes en vêtements traditionnels chantent des airs révolutionnaires.
Tous convergent vers la mairie, où il est prévu que des membres de l’Armée de libération nationale (ALN), la branche armée du Front de libération nationale (FLN), hissent un drapeau algérien. Mais à mesure que la foule avance, l’atmosphère devient lourde.
Des civils armés s’attaquent aux pieds-noirs croisés sur leur chemin
Soudain, peu après 11 heures, des détonations se font entendre. Des hommes armés ouvrent le feu à leur tour : des militaires de l’ALN, des membres des Auxiliaires temporaires occasionnels (ATO, des groupes armés formés pour remplacer à terme la police française). Des sentinelles du 4e régiment français de zouaves postées près de l’Opéra ripostent, et même certains civils algériens, visiblement armés. La panique s’empare de la foule. Des femmes courent, protégeant leurs enfants, des hommes se jettent à terre, d’autres fuient dans les rues adjacentes. Rapidement, la panique va dégénérer en une violence meurtrière
Des civils armés de couteaux et de pistolets s’attaquent aux pieds-noirs croisés sur leur chemin. Ils sont vite rejoints par les ATO, qui participent aux lynchages, ainsi que par les patrouilles de l’ALN, qui tirent sur les façades et entrent dans les cafés où se réfugient les Européens. Partout, hommes, femmes et enfants sont raflés ou abattus sur place. Entre midi et 14 heures, la poste centrale est prise d’assaut. Des pillards profitent du chaos pour s’introduire chez des habitants terrorisés. Au Petit-Lac, un quartier du sud-est d’Oran, au moins une centaine d’Européens sont enlevés de force dans des camionnettes, lynchés, puis jetés dans des eaux marécageuses ou des fosses creusées à la hâte, avant d’être enterrés le lendemain par des bulldozers.
Soixante-trois ans plus tard, le nombre exact de victimes de ce jeudi noir reste controversé. Le bilan officiel algérien évoque 101 morts – dont 76 musulmans et 25 Européens. Les récits pieds-noirs quant à eux parlent d’au moins 2 000 personnes assassinées. "En m’intéressant de près au sujet, j’ai été frappé par les nombreuses rumeurs qui circulaient sur le bilan humain", confie l’historien Jean Monneret, qui a travaillé durant vingt ans sur le massacre d’Oran avant de publier La Tragédie dissimulée (éd. Michalon, 2006). En croisant témoignages de survivants, documents de la Croix-Rouge et archives militaires, lui et son confrère Jean-Jacques Jordi estiment à environ 700 le nombre de morts européens. À cela s’ajoute une centaine de victimes musulmanes, pillards exécutés sommairement ou pro-Français assassinés. Un massacre.
Le FLN a-t-il donné l’ordre de tirer ?
Pour comprendre la tension qui a mené à cette tuerie, il faut saisir ce qui faisait la singularité d’Oran jusqu’au début des années 1960 : son cosmopolitisme. Sa position géographique, au bord de la mer et près de l’Espagne, en faisait la ville la plus internationale d’Algérie, avec 51 % de non-musulmans en 1959. Ce contingent européen explique la forte activité locale, à partir de 1961, du FLN comme de l’Organisation armée secrète (OAS), deux groupes enfermés dans un cycle infernal de représailles. Le 5 juillet 1962, alors que les Algériens célèbrent l’indépendance — qui doit être proclamée dans l’après-midi pour coïncider avec la date de capitulation du dey Hussein en 1830 — la ville sort d’une année d’attentats et de violences, et les tensions sont alors à leur comble. Ne manque plus qu’une étincelle…
Qui est responsable de l’appel à manifester qui débouchera sur le massacre ? Un message du Gouvernement provisoire de la Révolution algérienne (GPRA) encourageant les rassemblements a certes été diffusé la veille par Radio-Alger, mais la plupart des historiens estiment que la manifestation n’aurait pas eu lieu sans le soutien du FLN. Quant à l’origine des tirs qui ont provoqué la panique initiale, elle est sujette à débats. Pour le général français Joseph Katz, commandant de la division d’Oran, il s’agirait de l’OAS, censée pourtant avoir quitté la ville quelques jours auparavant. Le capitaine Si Bakhti, chef du FLN d’Oran, accuse, lui, des dissidents de son propre parti. Mais pour l’historien Jean-François Paya, c’est bien la direction du FLN qui aurait donné l’ordre, dans le but de précipiter l’exode des Européens, discréditer le GPRA, perçu comme faible et inefficace, et justifier l’entrée des troupes armées de l’ALN dans la ville. "Cette interprétation manque de preuves, souligne l’historien Guy Pervillé (auteur d’Oran, 5 juillet 1962. Leçon d’histoire sur un massacre, éd. Tallandier, 2014). La responsabilité algérienne semble probable, mais il est impossible de savoir si les tireurs étaient des dissidents ou des exécutants d’ordres supérieurs."
Tous s’accordent en revanche sur la passivité de l’armée française ce jour-là. Ils sont 18 000 soldats à Oran, mais peu interviennent pour protéger leurs compatriotes. Les tirs de riposte des zouaves depuis l’opéra et l’intervention musclée d’une unité d’élite à la gare ne sont possibles que parce que ces troupes sont déjà postées près des bâtiments publics. Ailleurs, les unités ont interdiction d’agir et sont sommées, à deux reprises en fin de matinée, de rester en place.
Les récits des survivants seront occultés
Seuls quelques courageux officiers désobéissent, tels ceux du 2e régiment de zouaves du capitaine Croguennec au commissariat central, les fusiliers marins de Mers el-Kebir au tribunal et les chasseurs à pied de l’officier musulman Rabah Khelif à la préfecture, qui ont empêché l’arrestation arbitraire d’Européens et leur mort certaine. Ce n’est qu’à 14 h 20 que la gendarmerie mobile reçoit l’ordre de déployer ses escadrons, soit plus de trois heures après les premiers tirs. Pourquoi une telle défaillance ? Parce que le général Katz a appliqué les consignes : n’intervenir qu’à proximité des casernes ou en cas de légitime défense, et attendre l’appel du FLN pour agir. "De Gaulle voulait à tout prix éviter que l’armée se confronte à l’ALN, ce qui aurait relancé la guerre", explique Guy Pervillé.
Embarrassées, les autorités françaises minimiseront longtemps l’ampleur du massacre, et la tragédie d’Oran contribuera à donner aux pieds-noirs le sentiment d’avoir été abandonnés. Les médias ne prendront guère au sérieux leurs récits et les synthèses historiques produites par d’anciens Français d’Algérie, jugés biaisés.
La déclassification des archives ouvre des sources fiables
Il faudra attendre la déclassification des archives en 1992 pour que les historiens puissent enfin travailler avec des sources fiables. Le rapport sur la mémoire rédigé en 2021 par l’historien Benjamin Stora, à la demande de la présidence de la République, insiste sur la nécessité de reconnaître officiellement ce drame pour apaiser les esprits et favoriser un dialogue sincère entre la France et l’Algérie. Le chemin est encore long…