Histoire : Les goumiers marocains de la Seconde Guerre mondiale
Ce 8 mai, le monde célèbre les journées du souvenir et de la réconciliation en l'honneur des morts de la Seconde Guerre mondiale. L’occasion de retracer le parcours de quelque 85 000 Marocains qui s’étaient engagés dans l’armée française au cours du conflit le plus meurtrier de l'histoire de l'humanité. Histoire.
Le 8 mai de chaque année est un événement spécial en Europe. Il coïncide en effet avec la victoire des Alliés sur l'Allemagne nazie. C’est en 1945 que la Seconde Guerre mondiale avait pris fin en Europe, mettant ainsi fin à une guerre acharnée où les pertes humaines varient entre 50 millions à plus de 70 millions de morts. La date marque aussi l'annonce de la capitulation de l'Allemagne.
En 2004, l'Assemblée générale des Nations Unies a proclamé les 8 et 9 mai journées du souvenir et de la réconciliation, pour rendre à toutes les victimes de la Seconde Guerre mondiale l’hommage qui leur est dû. Une occasion pour se rappeler des goumiers marocains ayant combattu dans les rangs de l’armée française et grâce auxquels plusieurs territoires de l’Hexagone, dont la Corse, ont été libérés.
Des goumiers pour pacifier les tribus marocaines
Nous sommes en 1907. Cinq ans avant la signature à Fès du «Traité pour l'organisation du protectorat français dans l'empire chérifien» par le sultan Moulay Abdelaziz, la France a usé de tous les moyens pour perfectionner son emprise sur le Maroc. Quelques incidents entre les autorités françaises, alors présentes en Algérie et les tribus de l’Est marocain ont alors éclaté. C’est au lendemain de la signature du Traité de Fès que le colonisateur décide d’entamer une large guerre destinée à pacifier les tribus marocaines. Connue sous le nom de «troisième guerre du Maroc», cette intervention a surtout été marquée par la présence d’environ 22 000 goumiers ayant combattu aux côtés de l'armée française. Plus de 12 000 d’entres eux auraient perdu la vie entre 1907 et 1922 avant que la pacification des tribus marocaines ne prenne fin en 1934 au lendemain de la bataille de Bougafer, région considérée comme le tout dernier bastion de la rébellion amazighe au Maroc.
Des «goumiers en manœuvre», en mai 1942 au Maroc. / Ph. www.lyceelyautey.org
En août 1914, soit en pleine guerre mondiale, la France somme ses résidents généraux de l’Afrique du Nord de lui fournir un plus grand nombre de soldats dans l’optique d’affronter l’Allemagne. «Environ 40 000 soldats marocains serviront pendant la Première Guerre mondiale dont les deux tiers seront envoyés en France (…) Mais il faut rappeler que cet effort de guerre est celui d’un pays sous protectorat français depuis seulement 1912 et encore très largement insoumis», raconte le professeur d’histoire au lycée Lyautey de Casablanca, co-auteur d’ «Ana ! Frères d’armes marocains dans les deux guerres mondiales», Jean-Pierre Riera dans une interview parue dans le Monde en 2014.
«A partir de novembre 1914, les pertes dans l’armée française sont telles que Paris ordonne d’accélérer le recrutement des soldats marocains [qui] sont alors engagés [même s'ils ne disposent que de] peu d’expérience militaire. Pour parer au plus pressé, on n’hésite pas à aller chercher dans les prisons du royaume d’anciens soldats de l’armée du Sultan faits prisonniers après la révolte de Fès en 1912. En échange de leur liberté, ces hommes s’engagent à combattre en France pour la totalité de la guerre.»
Quelque 85 000 Marocains pour renforcer les effectifs des Alliés
Bien qu’ils soient utilisés comme «chair à canon», les goumiers marocains participeront à presque toutes les grandes batailles de la Première guerre mondiale. Mais les Marocains marqueront l’histoire avec leur courage et leur dévouement, au point que lorsque l’idée de leur participation à la Seconde guerre est proposée, elle reçoit immédiatement l’approbation des Alliés.
«Le 3 septembre 1939, la France et le Royaume Uni déclarent la guerre au IIIème Reich, en réponse à son attaque contre la Pologne, deux jours plus tôt. C’est le début de la Deuxième Guerre mondiale en Europe», note un document de l’Ambassade de France à Rabat. La même source rapporte aussi que «le Sultan Sidi Mohammed Ben Youssef exprime alors son soutien inconditionnel et total à la France contre l’Allemagne nazie dans son célèbre appel du 3 septembre 1939, lu dans toutes les mosquées du pays les jours suivants».
Nous sommes au mois de novembre 1942. Après le débarquement des Alliés en Afrique du Nord, et notamment au Maroc, les goums marocains (compagnies) sont appelés à se joindre aux Britanniques et Américains. Quelque 85 000 Marocains prennent donc part à la guerre. Dans son livre «Un homme en guerre» (Editions France-Empire, 1977), le général Augustin Guillaume explique que les quatre groupements de tabors marocains (GTM) regroupait chacun trois tabors (bataillons) lesquels rassemblent trois ou quatre goums chacun. Les quatre GTM constituaient alors l’équivalent d’une forte brigade d’infanterie légère sous l’appellation de «Commandement des Goums Marocains» (CGM). L’historien Paul Gaujac précise, de son côté, dans son livre «Le corps expéditionnaire français en Italie»(Editions Histoire et collections, 2004) que durant la Seconde Guerre mondiale, chaque GTM comportait près de 3 000 hommes dont un peu plus de 200 officiers et sous-officiers. «Il (GTM) comprend un goum de commandement et d'engin (GCE) et trois tabors», détaille-t-il.
Des goumiers du 2e groupe de tabors marocains embarquant dans un chaland de débarquement en Corse pour l'île d'Elbe. / Ph. United States Army Center of Military History
Des héros pour la France et les Italiens
Les goumiers marocains s’illustreront brillamment sur plusieurs fronts. Dès septembre 1943, ils sont qualifiés de héros lors de la libération de la Corse (septembre-octobre 1943). Ils prendront le col de Teghime le 3 octobre 1943, ce qui leur vaudra une émouvante reconnaissance, après avoir débarqués à Ajaccio en septembre 1943. Les Marocains participeront aussi à la campagne d’Italie, d’abord aux combats du Garigliano puis à ceux de Rome avant de marquer une entrée triomphale dans la capitale italienne.
De novembre 1943 à juillet 1944, sous les ordres du général Alphonse Juin, le Corps expéditionnaire Français comprenait un effectif global de 125 000 hommes parmi lesquels ceux de la 2e Division d’Infanterie Marocaine (2e DIM) et de la 4e division marocaine de montagne (4e DMM), en plus de tabors marocains. «Cette phase de la campagne d’Italie fut l’occasion pour les combattants marocains de réaliser leurs plus brillants exploits au cours de la Seconde Guerre mondiale. En trois semaines de lutte ininterrompue dans des montagnes arides et escarpées, ils ont fait avancer inexorablement le front allié, malgré une résistance d’un extrême acharnement», raconte le site spécialisé des questions militaires Theatrum-Belli.
Les Marocains se distingueront lors du débarquement en Provence du 15 août 1944 et dans la libération de la France, en marquant l’histoire lors des combats autour de Marseille et Strasbourg. Les goumiers marocains prendront aussi part à la campagne d’Allemagne en 1945 qui prendra fin avec l’armistice du 8 mai 1945. La bonne réputation des goumiers marocains est toutefois entachée par quelques incidents qu’on leur attribue à tort comme à raison mais qui ne font pas oublier, en aucun cas, leur contribution à la victoire des Alliés.
Des goumiers arrivant en Provence en 1944. / Ph. DR
11 000 goumiers tués, blessés ou disparus
Mais si le camps des Alliés célébrait le 8 mai sa victoire sur l’Allemagne nazie, les pertes humaines dans les rangs des armées étaient plus que conséquentes. Celles pour les troupes marocaines varient entre 10 000 et 11 000 personnes décédées sur le champ de guerre, selon les versions. Jean-Pierre Riera avance, quant à lui, le chiffre de 11 000 hommes tués, blessés et disparus, «soit 26% soit un peu plus que les troupes françaises (24%)».
Toutefois, la reconnaissance de la France de la bravoure et de l’engagement des goumiers marocains n’avait pas tardé. «Le Sultan du Maroc est fait compagnon de la Libération par le Général De Gaulle le 18 juin 1945 à Paris en reconnaissance des sacrifices consentis par son peuple pour soutenir l’effort de guerre de la France, raconte le document de l’Ambassade de France au Maroc. A cette occasion, sur les Champs Elysées, les goumiers marocains sont acclamés par la foule lors du défilé célébrant l’appel du Général De Gaulle à Londres et la Victoire.» L'une des unités d'infanterie les plus décorées de la Seconde Guerre mondiale est aussi marocaine et il s’agit du deuxième groupe de tabors marocains (2e GTM).
Des goumiers marocains décorés en 2013 par la France. / Ph. Corse Matin
Mais un grand nombre d’entre eux seront morts dans la pauvreté et la souffrance, suite à leur retour au Maroc après avoir servi dans les rangs de l’armée française. Certains avaient eu l’occasion de rester. D’autres avaient préféré regagner le Maroc et rentrer voir les leurs, après avoir pris part dans une guerre qui changera à jamais le cours de leurs vies.
Il y a quatre-vingts ans, alors que la France célèbre sa victoire sur l’Allemagne nazie, une violente répression coloniale s’abat sur Sétif et sa région, dans l'est de l'Algérie, où des manifestants brandissent le drapeau algérien. Ces événements feront prendre au mouvement nationaliste algérien le chemin de la lutte armée. Le récit de ces massacres divise toujours Français et Algériens.
Le 8 mai 1945 au matin, une foule d’environ 10 000 personnes se réunit dans les rues de Sétif, grande ville commerçante du Constantinois algérien. Les autorités locales ont autorisé un rassemblement pour fêter la victoire sur l’Allemagne nazie mais proscrivent la présence de tout autre drapeau que celui de la France libérée.
Cependant, des manifestants brandissent des drapeaux algériens et chantent l’hymne national "Min Djibalina" (de nos montagnes). "Libérez Messali Hadj", "Nous voulons être vos égaux", "À bas le colonialisme" résonnent également.
"Un policier a alors tiré sur le porteur du drapeau algérien, ce qui a provoqué la stupéfaction, puis une colère très grande parmi les manifestants qui s'en sont pris aux Européens qui étaient présents", rappelle Benjamin Stora à France 24 en 2022.
L’historien français, qui depuis cinquante ans s’est consacré à l’histoire de l’Algérie et à la relation franco-algérienne, qualifie la répression qui s’en suit de "massacre". "Elle a fait plusieurs dizaines de milliers de victimes" estime-t-il. "C'est une guerre de représailles qui a duré pratiquement deux mois. On parle tout le temps du 8 mai 1945 mais fondamentalement, la répression a duré deux mois, en mai et juin 1945."
Les massacres commis à Sétif mais aussi dans les villes et les environs de Guelma et Kherrata feront 45 000 morts, selon le mouvement nationaliste algérien, une estimation qui sera reprise par l’Algérie indépendante à partir de 1962. Officiellement, les autorités françaises font elles, en 1945, un bilan de 103 victimes européennes et de 1 500 morts algériens.
"Différents chiffres ont été avancés" poursuit Benjamin Stora. "Les services américains avaient avancé le chiffre de 30 000 morts. Des historiens ont avancé (…) des chiffres de 8 000 à 20 000 morts. C'est considérable parce qu'il y a eu des exécutions sommaires, des arrestations arbitraires, des assassinats commis par l'armée régulière, mais aussi par des milices européennes. (…) Ça a été une répression absolument épouvantable."
Un point de bascule
Ces massacres constituent un point de bascule dans l’histoire de l’Algérie et sont intimement liés à la fin de la Seconde Guerre mondiale.
Dans les mois qui suivent la sanglante répression, des centaines de milliers de soldats algériens musulmans, qui ont notamment combattu avec les Alliés contre l’Allemagne nazie lors de la bataille de Monte Cassino, en Italie, ou lors du débarquement de Provence, sont peu à peu démobilisés et de retour au pays. "Les Algériens, qui avaient combattu quelques fois deux ans ou trois ans et qui sont revenus, découvrent le désastre de cette répression où de nombreuses familles avaient été touchées, puisque toute la zone du Nord-Constantinois avait été bombardée, notamment par l'aviation", rappelle Benjamin Stora.
Ces anciens combattants, qui "ont participé à l’effort de guerre pensaient être, disons, récompensés. Ou au moins que soient reconnus leurs droits".
L’ampleur et la violence des massacres orchestrés par les forces de l’ordre, l’armée et certains Européens d’Algérie achèvera de convaincre ceux qui rêvent d’une Algérie libre et indépendante, qu’un dialogue politique n’est pas à l’ordre du jour au lendemain de la victoire sur le nazisme.
Opposé depuis les années 1930 au colonialisme français, le mouvement nationaliste algérien se dirige vers la lutte armée. Celle-ci sera déclenchée le 1er novembre 1954, point de départ de la guerre d’Algérie, qui s’achève en 1962 avec le départ de plus d’un million de Français et d’Européens établis en Algérie.
Le jour où la France a perdu l’Algérie
Les massacres de mai-juin 1945 vont marquer un tournant pour la génération d’Algériens, qui ont espéré qu’en combattant avec les Alliés pour libérer la France, ils parviendraient à sortir de la domination coloniale.
Côté français, c’est l’indifférence. Tout entier occupé à la reconstruction et à la place de la France dans le monde de l’après-guerre, le général de Gaulle n’y consacre que deux lignes dans ses mémoires.
Benjamin Stora relève deux voix qui tentent de briser le silence assourdissant. Celle de José Aboulker, un résistant algérois qui dénonce les massacres à la tribune de l’Assemblée nationale en juin 1945. Autre voix : celle d’Albert Camus "qui a protesté vigoureusement contre ces massacres en disant que les Algériens étaient considérés comme inférieurs, comme des hommes appartenant à une sous-humanité. Camus avait des mots très durs contre le système colonial. C’est un des rares intellectuels français, peut-être même le seul en 1945, à voir l'importance qu'avaient ces événements tragiques, absolument terribles, qui vont amener un durcissement du nationalisme algérien".
Fossé mémoriel
Quatre-vingts ans plus tard, la reconnaissance de cette tragédie n’est encore que balbutiante. En 2005, à la demande de Jacques Chirac, l’ambassadeur de France à Alger, Hubert Colin de Verdière, qualifia les "massacres" du 8 mai 1945 de "tragédie inexcusable". Il s’agit alors de la première reconnaissance du drame par un représentant officiel de la République française.
En 2008, un autre ambassadeur en Algérie, Bernard Bajolet, se rend à l’université de Guelma. Faisant écho à des propos tenus quelques mois plus tôt par Nicolas Sarkozy à Constantine, il reconnaît "la très lourde responsabilité des autorités françaises de l'époque dans ce déchaînement de folie meurtrière [qui a fait] des milliers de victimes innocentes, presque toutes algériennes". Évoquant les centaines d’Algériens jetés dans des gorges montagneuses de cette petite ville du Constantinois, il affirme alors que ces massacres "ont fait insulte aux principes fondateurs de la République française et marqué son histoire d'une tache indélébile".
En avril 2015, pour la première fois, un ministre français dépose une gerbe de fleurs devant la stèle commémorative de la première victime algérienne de la répression des manifestations de Sétif. Trois ans plus tôt, François Hollande avait reconnu dans un discours devant le Parlement algérien "les souffrances que la colonisation avait infligées" aux Algériens.
En Algérie, le 8 mai est devenu en 2020 "la Journée nationale de la mémoire", à l’initiative du président Abdelmadjid Tebboune.
Des crimes coloniaux qui ne passent pas
Pour Benjamin Stora, ces gestes n’ont pas empêché un véritable fossé mémoriel de s’installer. "Le fait qu'on ait mis tant de temps à regarder en face la réalité coloniale a fait que le fossé s'est creusé. (…) L'absence de décision a fait que les imaginaires ne sont pas les mêmes. On a aujourd’hui des oppositions mémorielles qu'il faut effectivement combler par des petits gestes. Pour parvenir à avancer ensemble et que la mémoire ne soit pas un obstacle à l'existence d'un rapport franco-algérien".
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Interrogé il y a quelques jours à propos de ce constat dressé en 2022, Benjamin Stora n’est pas plus optimiste. La Commission mixte d’historiens français et algériens, mise en place par Emmanuel Macron et son homologue algérien, n’a permis aucune avancée. "Le processus est pour l'instant arrêté. La Commission ne s'est plus réunie depuis un an maintenant. Il y a eu une interférence des questions politiques dans le fonctionnement de la commission mémorielle."
Depuis 2015, Danielle Simonnet, députée de Paris (ex-LFI), réclame que "l’autre 8 mai 1945" soit reconnu comme un crime d'État.
"Il faut assumer de qualifier les faits parce que pour l'instant, la France a reconnu que c'était de terribles massacres. Mais elle n'a pas reconnu la qualification de crime d’État. Or, à Sétif, il y a eu des bombardements. (…) C'était vraiment un massacre de très grande ampleur et c'est important de regarder ça en face" estime l’ex-LFI qui a mis sur pied à l’Assemblée nationale un groupe de travail transpartisan, auditionné des historiens, organisé un colloque pour qu’au-delà d’une reconnaissance officielle, les évènements du 8 mai 1945 soient mieux connus en France.
"Beaucoup de familles sont marquées par cette histoire passée. Pour pouvoir avancer ensemble, ce serait fort que le président de la République, ne serait-ce que par une allocution, mette les mots sur les faits" ajoute-t-elle.
La députée, qui doit se rendre en Algérie ce jeudi avec une trentaine de parlementaires français pour les commémorations du 8 mai, affirme que l’accès à certaines archives officielles est toujours entravé et réclame une plus grande visibilité de ces évènements auprès du grand public. Car l’examen du passé colonial français est, soutient-elle, "le combat antiraciste d’aujourd’hui".